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Etude de femmes par Fernand Khnopff

17 Mar

Etude de femmes, Fernand Khnopff, c.1887, Musée d'Art Moderne de Liège

Réalisée vers 1887, cette étude a probablement servi à Khnopff pour son tableau « Avec Grégoire Le Roy. Mon cœur pleure d’autrefois », dont le sujet lui a visiblement tenu a cœur car il en a réalisé sept versions.
Fernand Khnopff, grand peintre symboliste belge, s’inspire souvent de littérature en interprétant l’essence des écrits qu’il admire. « Mon cœur pleure d’autrefois » est le nom du premier ouvrage de Grégoire Le Roy, un de ses amis poète. Dans ce recueil il est question de « l’atmosphère si chère aux symbolistes des villes mortes peuplées de rêves, de langueur et de la quête de soi »*, comme l’est précisément Bruges, la patrie d’origine de Khnopff.
Dans les deux œuvres, nous voyons une femme embrassant son reflet. Ce point commun s’arrête là car si ce qui émane de l’œuvre finale, avec une femme les yeux clos  abandonnée dans son amour de soi, correspond bien à la mélancolie de son titre,  l’étude dégage elle beaucoup plus de chaleur et de puissance. La délicatesse de la première est remplacée par la rudesse des couleurs estompées dans un brouillard rouge de la seconde, qui nous montre une rousse les yeux ouverts, au regard opaque.
Khnopff a choisi la sanguine, craie de pigments rouges qui s’étale et permet des fondus et des nuances de tonalité. Cette technique n’a sans doute pas été utilisée par hasard puisque la majorité des femmes peintes par Khnopff sont rousses.  Celles qu’on qualifie justement de « sanguines », pour leur caractère supposé violent et impulsif, par l’association ancestrale du sang avec leur couleur de cheveux.
Cette femme au visage double semble se refléter dans un miroir imaginaire, regardant au loin, perdue à l’intérieur d’elle-même. Le miroir a une symbolique très riche, dont la première est celle de l’âme, quelle que soit la culture. Notons au passage qu’en grec « psyché » signifie « âme » et que c’est le nom que l’on donne aux grandes glaces ovales nous permettant de nous voir en pied. Le lien est dû à la croyance que notre âme serait captive de notre reflet, et c’est pour cela que selon d’anciennes coutumes, les miroirs de la chambre d’un défunt devaient être voilés pour que son âme n’y soit pas retenue, l’empêchant d’aller vers l’Au-Delà.
Cette étude serait le portrait d’une femme face à son âme : ce qu’elle donne à voir à l’extérieur, et ce qu’elle est réellement. Le regard dans le miroir est une quête métaphorique de soi, une étude de son âme, donc littéralement une « psychanalyse ».
Il est aisé de faire une lecture psychanalytique de l’œuvre de Khnopff, dont les femmes très androgynes représentent toutes cette âme qui n’est pas sexuée, prenant comme modèle sa sœur (donc son double), et s’inspirant de ses souvenirs synthétisés et incarnés par Bruges, théâtre de sa propre introspection.
Bruges est en quelque sorte l’âme du peintre, et puisque cette étude de femme au miroir servira à rendre hommage au poète Grégoire Le Roy qui sublima sa ville, tout se tient.
Mais ce dessin est aussi celui d’un baiser, que cette femme se donne à elle-même. Admirative de son propre reflet, elle est comme Narcisse qui s’étant miré dans l’eau, tomba amoureux du sien et finit par en mourir, s’apercevant qu’il ne pourrait jamais posséder sa propre image.
La rousse est narcissique, j’en suis convaincue. Elle est le réceptacle de fantasmes que l’on projette sur ses cheveux et la couleur de sa peau. Elle a autant de visages que les hommes veulent lui donner, elle n’existe pas pour elle-même, elle est désincarnée. Elle n’est finalement qu’une image. Tributaire de cela, la rousse qui assume sa couleur de cheveux  et les mythes qui lui est sont associés se base sur cette image et contribue à l’alimenter puisqu’elle est la première à en être fascinée. Avoir fait le choix d’une rousse pour symboliser une âme amoureuse d’elle-même est ainsi très cohérent.
Le baiser qu’elle se donne est celui de l’amour et aussi de l’union : union avec la personne qu’elle aime (elle),  union avec son moi intérieur (son âme), et union avec son double reflété (ses différentes personnalités). Le baiser représente en outre l’amour maternel, c’est celui qui donne la vie, il est magique comme celui des princesses voyant apparaître leur prince en embrassant un crapaud, ou ressuscitées par le baiser de leur amant. Il peut également être le baiser de la mort, comme celui de Judas à Jésus, baiser maudit annonciateur d’une fin fatale.
D’ailleurs la vanité peut aussi tuer sans avoir nullement besoin d’un baiser, en témoigne la mort de Narcisse.  Et le miroir lui-même tue, à en croire la légende de Méduse qui changeait en pierre tous ceux qui croisaient son regard, et finit pétrifiée en voyant son reflet dans le bouclier de Persée. Tous ces symboles sont bivalents.
Le baiser qui apporte la vie comme le trépas illustre les deux concepts fondamentaux de la psychanalyse : la pulsion de vie et la pulsion de mort. Ces deux élans qui nous animent et font que notre moi oscille perpétuellement entre ses peurs et des désirs.
Sur l’étude, le visage aux yeux ouverts qui donne le baiser pourrait être une représentation de la vie, et celui aux yeux fermés, qui se laisse embrasser et disparait dans la brume pourrait être la mort. Ou bien le contraire…car la femme de droite est blême et froide, alors que l’autre semble amoureuse et emportée.
Une autre lecture possible de ces deux moitiés est que l’une incarnerait le passé, donc la nostalgie de Khnopff à l’égard de Bruges, et l’autre le présent, avec les yeux ouverts sur le moment. Un présent sans doute bien sombre et pessimiste pour l’artiste car ces yeux vitreux ne semblent pas vouloir voir et préfèrent s’échapper de la réalité.
L’antagonisme vie/mort est aussi présent dans les couleurs du dessin, avec le rouge de l’énergie vitale, et le blanc sépulcral.
On en revient aux couleurs de la rousse, peau blanche et cheveux roux, personnification des peurs et des désirs masculins, alliage des différentes pulsions. Les contrastes qu’elle suscite sont confondus dans son corps, tout comme les deux visages du dessin le sont dans un magma rouge de chevelures.
Les dualités de l’âme et celles de la femme rousse sont réunies dans une brume étrange par l’estompe de la sanguine, qui les enveloppe ainsi toutes deux de mystères à jamais impénétrables. Toute la quête de Khnopff est là, et sans doute la nôtre aussi.


* Gisèle Ollinger-Zinque, catalogue de l’exposition « Fernand Khnopff » tenue aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles en 2004